Lettre n°19 : Le décideur irrationnel

par Monique C. Lacotte le 3 avril 2012

La face cachée de la prise de décision.

Le monde de l’entreprise a construit un mythe : celui du décideur rationnel et solitaire. Décider rapidement et sans état d’âme semblent être les vertus principales pour être reconnu dans le milieu entrepreneurial. La décision se réduit-elle pour autant à une simple équation de critères considérés comme « objectifs » ? Elle est en fait un processus beaucoup plus complexe que cela, du fait même de la présence d’une composante humaine : l’émotion.

Comment intégrer la composante émotionnelle dans la prise de décision ?

1

  • La prise en compte des seules approches « rationnelles » ne suffit pas à obtenir une décision fondée. Des facteurs émotionnels interagissent en effet de manière inconsciente, et peuvent influencer les décisions.
  • Etymologiquement, décider signifie « couper », « trancher » (le hiéroglyphe égyptien qui représente ce concept est d’ailleurs une hache). Le décideur est une personne dont le statut l’amène à séparer deux ou plusieurs aspects d’une réalité pour en choisir un en particulier. Le processus décisionnel en entreprise met donc en jeu des dynamiques inconscientes, liées à la capacité à vivre le choix, et à gérer la relation entre l’autorité et le pouvoir.
  • Les mécanismes de la prise de décision s’enracinent principalement dans la difficulté à reconnaître et accueillir les facteurs émotionnels en présence : ceux du décideur, ceux de son entourage. Tout d’abord, validons le terme : une émotion est une demande non formulée, chaque émotion exprimant unbesoin. Chaque fois que le besoin exprimé est refoulé, un inconfort apparaît et conduit, sans que nous le sachions, à une micro décision instantanée dont l’objectif est de rétablir le confort perdu.
  • Même en prenant en considération ces facteurs émotionnels, la décision est grosse de crises qui donnent naissance à des changements :

1

  • On peut globalement résumer les quatre émotions principales et leur fonction de la manière suivante :
  • La peur : elle semble l’émotion de base parmi les quatre citées. Elle demande de la sécurité, alors qu’elle est compensée par de la sécurisation (ex : se retrancher derrière une étude de rentabilité).
  • La tristesse : elle exprime un besoin de réconfort. Cette émotion serait fondamentalement liée à l’abandon, à un deuil non fait. Cette émotion est très difficile à contacter pour les décideurs d’entreprises. En effet, l’accès à la tristesse leur est barrée par l’interdit culturel majeur : « un garçon ne pleure pas ! ». Ils sont souvent amenés à remplacer leur tristesse par de la colère, ce qui génère un comportement autoritariste. Ce fonctionnement peut conduire à l’isolement.
  • La colère : c’est une émotion secondaire, qui peut masquer la peur ou la tristesse. Elle exprime le besoin de changement, pour qu’une situation cesse de fonctionner comme elle est. Elle déclenche souvent aussi un comportement autoritariste.
  • La joie : elle exprime le besoin de partager et de maintenir le climat de plaisir. La joie aussi peut être refoulée ; dans ce cas, elle crée un inconfort car le besoin est insatisfait.
  • Dans l’aspect du processus de décision dont nous traitons ici, le responsable confronte les aspects suivants :
  • le renoncement : il est propre au choix, car choisir, c’est perdre. Un vrai choix implique de traverser :
  • le deuil : de ce que l’on perd, et aussi de ce que l’on n’aura jamais. L’émotion tristesse est donc ressentie d’une manière ou d’une autre (exemple : la nostalgie).
  • le regret, à travers l’impossibilité de revenir sur le ou les aspects « délaissés » (« Je prends quelque chose, et je laisse autre chose… quelles qu’en soient les conséquences »)
  • l’incertitude : rien ni personne n’est là pour garantir le résultat escompté. Le décideur devrait connaître le doute, sans pour autant se laisser envahir par lui. Lorsque le doute est structurant , c’est un indicateur des dangers ou des menaces contextuelles à prendre en considération, et des paramètres encore insuffisamment identifiés qu’il permet d’explorer.

Enfin, l’humilité résulte des ces deux facteurs, lorsqu’ils sont perçus, acceptés, et traversés. Le droit à l’erreur fait certes partie intégrante du processus décisionnel, etc’est en l’intégrant que l’on réduit au mieux le risque d’erreur. Le plus difficile est de savoir reconnaître que l’on s’est trompé !

  • La « bonne » décision est celle dont le résultat répond aux besoins des différentes parties en présence. Elle est féconde, dans le sens où elle génère d’autres initiatives, elles-mêmes positives pour le système et son développement.
  • Pour prendre une décision fondée, le décideur a intérêt à :
  • faire émerger les différents besoins des parties en présence :
  • être conscient de ses propres besoins : se poser la question « Dans ce contexte, qu’est-ce que je ressens ? »
  • parler vrai aux personnes concernées par la décision,
  • être à l’écoute des besoins des autres personnes
  • les valider pour s’assurer qu’ils ne sont pas biaisés par la positivité (qui empêche d’exprimer ce qui est difficile, ce qui ne fait pas plaisir) :
  • créer un climat où les gens peuvent dire librement et de manière argumentée ce qu’ils recherchent, ce qu’ils ne veulent pas
  • recevoir des critiques,
  • recevoir des refus (à ne pas confondre avec des rejets).
  • Tout au long de l’histoire des hommes, prendre une décision a souvent été associé à deux choses : l’autorité et le pouvoir. Le décideur devrait être capable de distinguer et de se situer par rapport à ces deux notions :
  • l’autorité est liée à la capacité à se développer à travers tous les actes de sa vie (cf. l’étymologie « auctor » : « être auteur de soi-même). Avoir de l’autorité au sens où nous l’employons ici, serait disposer d’une autorité naturelle qui permet de faire réaliser à son entourage les tâches nécessaires dont nous avons la charge.
  • le pouvoir peut être distingué en :
  • pouvoir de compétence : prérogatives, très souvent tacites, attribuées en fonction du degré d’intégration d’un savoir ou d’une pratique.
  • pouvoir institutionnel : prérogatives explicites accordées par la structure à une fonction (ex : responsable Administratif et Financier »). Le pouvoir hiérarchique relève de ce niveau.
  • La dynamique de pouvoir dans la décision résulte d’un rapport entre deux volontés :
  • chez le détenteur du pouvoir : le désir de pouvoir s’enracine dans trois facteurs complémentaires :
  • une passion correspondant à une énergie au service d’un intérêt,
  • un intérêt se traduisant en objectifs pour vivre une valeur,
  • une représentation permettant de passer concrètement des passions aux intérêts par l’intermédiaire d’un programme et d’une stratégie.

Ces trois facteurs conjugués transforment le désir en une volonté délibérée de le concrétiser par tous les moyens.

  • chez le récepteur de ce pouvoir : le désir du récepteur peut revêtir deux formes différentes :
  • soit être de même nature que celui du détenteur du pouvoir, avec une passion, un intérêt et une représentation. Si les deux intérêts sont en contradiction, il y aura conflit ou affrontement suivant le cas. Si les deux intérêts sont identiques, il y aura adhésion et collaboration.
  • soit être de nature différente : le récepteur recherchant, pour retrouver son assurance et sa confiance en lui, la sécurité (il est peu sûr de lui, il a besoin d’éliminer toute crainte), ou un appui (besoin de sentir une protection, un soutien, une aide).
  • La prise de décision peut générer un comportement autoritaire. En cas de conflit, la personne a du mal à confronter, et à tendance à fuir la situation. Deux possibilités lui sont offertes :
  • faire comme s’il n’y avait pas de difficultés : il y a donc fuite face au contexte,
  • recourir à la force pour se faire obéir : dans ce cas, on passe de l’autorité au pouvoir.

Les émotions doivent être distinguées des sentiments :

  • Les émotions sont physiologiques,  c’est du corps, nous naissons avec : au nombre de quatre (joie, peur, tristesse, colère), elles précèdent le langage, et ne peuvent être interdites : il est aussi dommageable d’empêcher quelqu’un de pleurer que de l’empêcher d’uriner.
  • Les sentiments sont la socialisation des émotions. Ils sont très nombreux, et apparaissent avec le langage. Seule la personne concernée est capable de dire ce qu’elle ressent. Toute un gamme de sentiments est reliée à chaque émotion (ex : la crainte, l’appréhension, la menace sont des sentiments reliés à l’émotion « peur »).

Deux situations extrêmes et délicates peuvent cependant se présenter :

  • le décideur ne ressent aucun doute : situation critique quant à la qualité de la décision qui en résulte !
  • le décideur est envahi par le doute : à ce stade, il a besoin d’un avis extérieur, bienveillant et neutre (c’est-à-dire non directement concerné par le contexte).

Monique C. Lacotte
chargée de cours à Polytechnique Lorraine : « Le décideur irrationnel »

Ajouter un commentaire

PS: XHTML est autorisé. Votre adresse mail ne sera jamais publié.

S’abonner aux commentaires par le flux RSS