Lettre n°10 : Management et physique quantique

par Monique C. Lacotte le 6 septembre 2012

Ces articles sont le fruit de la réflexion effectuée dans le cadre du « Cercle du Management »

Passeurs de sens / Monique C. Lacotte

Apprentissage individuel et « effet tunnel » : un équipage étrange / Martine Revel

Qu’est-ce qu’apprendre / Martine Tani

Passeurs de sens / Monique C. Lacotte

Aujourd’hui, l’approche de la complexité incite à réguler la démarche encyclopédique d’accumulation des connaissances pour s’ouvrir à l’approche systémique de la recombinaison des savoirs.   Le foisonnement des disciplines et le cloisonnement des secteurs rendent presque impossible la tâche essentielle de l’éducation qui est de transférer et de rendre accessibles les connaissances.   Quel spécialiste peut estimer aujourd’hui dominer sa propre discipline? Quel enseignant a le temps et les moyens de se tenir au courant des nouvelles découvertes et des progrès réalisés dans la matière qu’il transmet à ses étudiants ? Quel décideur en entreprise fait le choix de contextualiser et d’anticiper?   L’approche analytique traditionnelle mérite d’être complétée par des approches analogiques utilisant des métaphores ainsi que des modélisations, des simulations et des synthèses pour faire surgir ensemble des secteurs entiers de savoirs fragmentés.   Les sciences cognitives, les mathématiques de la complexité ou la théorie du chaos sont autant d’exemples récents démontrant les possibilités d’un rapprochement de disciplines séparées et l’ouverture de nouveaux espaces de recherche.   L’ordinateur compte aujourd’hui parmi les outils essentiels de l’étude des systèmes complexes.   Jadis le microscope et le télescope permirent l’exploration de l’infiniment petit et de l’infiniment grand. Désormais, l’ordinateur est l’outil fondamental de l’exploration de l’infiniment complexe. Connecté aux réseaux interactifs multimédias et internationaux, il peut rapprocher les chercheurs et interféconder les disciplines scientifiques. Mais en même temps, il crée un océan d’informations au sein duquel la noyade est possible par excès de données.

Avec l’ordinateur personnel relié aux réseaux interactifs, la logique d’acquisition des connaissances s’inverse : de la diffusion centralisée, on passe à la navigation individualisée et à l’interactivité avec l’ensemble des matières à acquérir : ici s’inscrivent les risques de superficialité des savoirs résultant de l’immensité et de la variété des champs de connaissances à explorer, risques d’autant plus grands que la démarche reste le plus souvent celle d’une acquisition de l’extérieur qui ne fait pas le poids aujourd’hui, car elle exclut le lent travail de digestion et d’assimilation qui remet en cause la personne.   Le zapping permanent d’une base de données à l’autre, ou le surfing sur les sites Internet réclament des capacités d’intégration des connaissances, base d’une véritable approche opérative.   D’où l’importance du rôle de médiateurs susceptibles de donner du sens à toute demande personnelle d’apprentissage. Le passeur est un médiateur et un intégrateur. Il favorise l’intégration des données en informations, des informations en savoirs, des savoirs en connaissances et des connaissances en qualité d’être, spontanément réutilisables à tout moment et fonctionnant sur “ l’oubli ” : à ce stade, “ je ne sais plus que je sais ”. Le passeur informe d’abord par ce qu’il est. Il aide à naviguer dans les méandres des réseaux car il sait qu’il chemine aussi dans son labyrinthe intérieur et il ne sépare plus l’intérieur de l’extérieur. Il aide ainsi à collecter les informations. Le passeur est donc pilote ou co-explorateur des nouveaux espaces du savoir, mais il connaît et apprivoise aussi en lui ses propres “ pilotes clandestins ”. Chaque personne, ainsi consciente de son intériorité et reliée aux autres, et pas seulement par l’interconnexion des ordinateurs et des réseaux de télécommunication (qui sont alors remis dans leur fonction d’outils au service de la vie), peut devenir passeur – Passeur de sens – passeur de simplicité – passeur de vie.

Apprentissage individuel et « effet tunnel » : un équipage étrange / Martine Revel

“ Mais quand on en vient à considérer les particules élémentaires qui constituent la matière, il semble qu’il n’y ait aucune raison de les concevoir à leur tour comme constituées d’un certain matériau. Elles sont, pour ainsi dire, de pures configurations, elles ne sont rien d’autre que des configurations ; ce qui se présente et se représente sans cesse à nous dans nos observations successives, ce sont ces configurations, et non pas des portions individualisées d’un certain matériau ”.

Erwing Schrödinger, Physique quantique et représentation du monde, Paris, Seuil, 1954 (1992) p 40.

Introduction

Nous avons choisi de développer un raisonnement analogique, pour tenter de rapprocher les phénomènes de prise de conscience et ceux décrits sous le nom “ d’effet tunnel ” en physique des particules élémentaires. Il est vrai que l’on pourrait nous signaler que comparer un phénomène de nature spirituelle et un phénomène physique pose problème, comme l’aurait sans doute fait E. Shrödinger pour qui “ l’esprit qui observe n’est pas un système physique et ne peut être mis en interaction avec aucun système physique ” .

Bien que nous ne visions pas ici l’interaction directe des domaines physique et spirituel, nous insistons sur la notion de raisonnement analogique, qui pour nous, ne peut être assimilé à une comparaison, mais correspond bien davantage à un processus structuré de résolution des contradictions et d’établissement de distinctions. Le raisonnement analogique utilise la métaphore pour rapprocher deux espaces différents et distants de l’expérience en une seule image ou symbole. En cela cette figure crée de l’étrangeté et nous pousse à revoir nos a priori tout en favorisant l’émergence de nouvelles représentations, tirées de notre imagination. Grâce à l’analogie, un nouveau modèle de connaissance peut émerger, qui nous fournira un canevas pour tester nos hypothèses de recherche.

“ L’effet tunnel ” jouera pour nous ce rôle de l’image métaphorique à travers laquelle nous voulons développer nos connaissances ou nos idées sur ce qu’est une prise de conscience. Pour finir, nous relions la prise de conscience à l’apprentissage.

Nous parlons d‘apprentissage au sens d’un mouvement de va et vient, de mise en relation délibérée et réflexive de soi avec l’inconnu. En effet, il est difficile de parler d’apprentissage sans prises de conscience. Bien que la prise de conscience initiale semble déterminer grandement la capacité individuelle ou collective à apprendre, il ne s’agit à nos yeux que d’une première étape, qui se révèlerait stérile si elle n’était pas suivie d’autres prises de conscience.

Qu’est-ce qu’un effet tunnel ?

Au niveau macroscopique, c’est-à-dire dans le domaine du visible quotidien, le mouvement d’un corps en bute à un obstacle situé sur sa trajectoire est classiquement simple. En physique microscopique également : si son énergie est supérieure à la hauteur V0 de la barrière, il la franchit. Son mouvement est simplement plus lent pendant ce franchissement qu’avant ou qu’après (son énergie cinétique y est diminuée de V0). Si son énergie est plus basse que V0, la particule ne peut franchir la barrière et s’y réfléchit.

La théorie quantique quant à elle ne propose pas de changement à première vue mirobolant : seul le signe de V0 change. Si l’énergie du corpuscule est supérieure à V0 alors la barrière “ diffuse ” le quanton. Si son niveau d’énergie est compris entre 0 et V0, le résultat quantique est plus inattendu : il y a encore une probabilité de transmission non nulle “ à travers ” la barrière ! On dit que le quanton “ déborde ” à l’intérieur de la marche (barrière de potentiel). Il est passé à travers l’obstacle. Le quanton a donc toujours la possibilité de ressortir de l’autre côté, et ceci d’autant plus que son énergie est plus élevée.
Le nom d’effet tunnel vient de l’idée que le quanton bute sur une “ montagne ” de hauteur V0, infranchissable pour lui qui se trouve à une “ altitude ” inférieure. Il emprunte alors un tunnel sous la montagne et ressort de l’autre côté, toujours à la même altitude. Ce qui revient à dire qu’il n’existe pas de barrière infranchissable. C’est un franchissement par fluctuations, comme le dit Michel Cassé . Cette probabilité non nulle de passer s’explique par l’incertitude qui pèse soit sur l’énergie, soit sur la position : là où la particule rebondit, l’onde s’immisce. En effet, on ne peut situer de façon certaine une particule et simultanément connaître son niveau d’énergie : c’est pourquoi on parle de dualité onde/corpuscule et de flou quantique.

En outre certaines particules vont passer, et d’autres pas, à niveau énergétique égal. Celles qui traversent le mur le font en un temps suspendu, instantanément. Ainsi, celles qui auront franchi la barrière seront allées plus vite, compte tenu de l’obstacle, que d’autres particules que l’on aurait fait passer à travers des fentes. L’effet tunnel est donc un raccourci. On peut aussi dire que c’est comme si la particule était à deux endroits à la fois.

Ainsi c’est grâce à l’effet tunnel qu’on a pu expliquer pourquoi le soleil brille. Si l’effet tunnel n’existait pas, il n’y aurait pas de fusion thermonucléaire dans le soleil. En effet, théoriquement, une particule ne doit jamais entrer en contact avec une autre. Il existe une barrière électrique entre elles : elles ont tendance à se repousser. Toutefois, si la chaleur augmente, leur mouvement augmente, et à partir d’un certain seuil, les particules arrivent à circonvenir cet effet de répulsion. Or si on calcule avec la physique classique la température que devrait atteindre le cœur du soleil pour y parvenir, cent millions de degrés sont nécessaires. Ce qui n’est pas le cas. La physique quantique permet d’aboutir à la fusion thermonucléaire avec moins de chaleur : à partir de quinze millions de degrés au centre du soleil. C’est bien ce qui se passe. Si les règles étaient telles qu’on les apprend classiquement, s’il n’y avait pas ce flou quantique, cette souplesse, cette possibilité de jeu, alors rien n’existerait.

Effet tunnel : du flou et de l’incertain comme clé du passage

L’usage de la métaphore ou de l’analogie est légitime si l’on se donne la peine de limiter avec rigueur le but de cette démarche. Notre intention n’est pas d’extrapoler des concepts qui ont été inventés dans un cadre scientifique précis pour répondre à une question. Nous sommes conscients des difficultés de la modélisation et des simplifications inévitables qui les sous-tendent. La physique quantique est basée sur un mode de pensée empirique. Elle part de l’observation et essaie d’adapter la théorie. Même si la théorie n’est pas toujours parfaitement comprise, on constate son efficacité. Cet article cherche non pas à éclairer la réalité mais la connaissance que nous en avons. Cette démarche heuristique se veut un appel à la réflexion et à la maturation par la pratique.

A l’examen de cette description des phénomènes de l’effet tunnel, bien des pistes de réflexion s’offrent à nous. On pourrait par exemple penser que certaines particules se comportent comme si l’obstacle était déjà dépassé. L’expérience pourrait-elle fonctionner comme un raccourci ? Qu’est-ce qui fait la différence ?
Tel quanton réagira face à la barrière et tel autre la franchira comme s’il ne l’avait pas “ perçu ”. Nos représentations, nos schémas mentaux, nos modes de perception, participent de notre capacité à agir. Quelle est la nature de l’interaction entre le quanton et la barrière de potentiel ?

L’énergie ou l’information ne sont pas totalement déterminées par des quantités, il existe un flou “ qualitatif ” qui expliquerait qu’à un moment un passage se crée entre deux niveaux énergétiques, propulsant la particule (ou l’information) à un niveau supérieur. Peut-on parler de transition instantanée entre deux niveaux de réalité ?

L’effet tunnel peut nous permettre d’approfondir les potentialités d’évolution verticale entre niveaux d’énergie, de connaissances, en sortant du cumulatif. Son pouvoir évocateur éveille des idées – saugrenues peut-être- mais aussi des échos, des “ intuitions ”. Notre imagination a enfin droit de cité. La valeur de l’imagination scientifique n’est plus à prouver. Gauss est connu pour avoir déclaré : “ je connais déjà la solution, il me reste maintenant à découvrir comment j’y suis parvenu ”. Le chimiste Kékulé a quant à lui “ découvert ” l’anneau de benzène en rêve.

Notre idée est de se donner une occasion d’intégrer des données pré logiques et logiques afin de construire des modèles ou des hypothèses.

La métaphore que nous nous proposons de construire à partir de l’effet tunnel se nourrit d’un double mouvement entre percée de conscience et apprentissage. Les recherches récentes ont montré que nous avions deux cerveaux. L’hémisphère gauche traduit les perceptions en représentations logiques. Il est le siège de la pensée analytique. L’hémisphère droit est spécialisé dans la perception holistique des relations, des structures complexes. Il restitue une totalité à partir d’éléments partiels (principe pars pro toto). Ces deux pôles de notre pensée sont également traversés par une lutte d’influence entre la logique traditionnelle et la logique quantique, la certitude et le flou, le conte et la description. Effet tunnel, prise de conscience et apprentissage peuvent être perçus comme posant la question du passage entre deux niveaux : d’énergie, de perception, de connaissances. En filigrane émergent les questions de la réalité, du visible et des limites.

Une approche systémique

Pourquoi se poser toutes ces questions ? Nous sommes confrontés à la difficulté de l’articulation et de l’apaisement d’un trio infernal : celui qui lie le changement, l’apprentissage et la conscience. Cet étrange équipage ne se laisse pas facilement saisir, encore moins limiter.

Qu’est-ce qu’un changement ? Une transformation ? Quels en sont les effets ? Un apprentissage, une prise de conscience ? Peut-on apprendre sans réaliser son ignorance ? Comment prendre conscience si rien ne change ?

Pour sortir de ce cercle nous proposons de considérer la question globalement, chaque partie formant un système interdépendant. Les interactions sont toujours considérées comme réciproques.

Pour apprendre, il nous faut changer de niveau de conscience, c’est-à-dire nous ouvrir à une nouvelle appréhension du réel. Changer de cadre, envisager la réalité différemment. Laisser résonner en soi un écho, une intuition qui ouvre de nouvelles perspectives. Cette capacité à entendre un appel, est une disposition intérieure qui fait qu’à un moment un passage se crée. Ce travail ne peut se faire que grâce à une percée de conscience (effet tunnel) qui nous permet de nous rendre compte qu’il existe autre chose que ce que nous connaissons. Le choix nous est offert ensuite de désirer changer de niveau ou de décider de n’en rien faire. Nous sommes doués, comme l’a montré Watzlawick, pour continuer à “ obtenir encore un peu plus de la même chose ”.
Pour développer notre modèle, nous proposons de représenter la séquence de base d’un apprentissage individuel, conçu dans un cadre volontaire, où le changement n’est pas imposé. L’apprentissage est bien un processus d’interactions, entre l’individu et son environnement. Comme première définition, nous dirons que la prise de conscience est constituée de la tension vers une cible floue, la résonance d’un écho.

Prise de conscience
Apprendre Etre Changer

Séquence de base de l’apprentissage.

D’une certaine façon, la prise de conscience joue un rôle de déclic et d’amplificateur du désir d’apprendre. Il est difficile de dire avec précision quand un changement a débuté. Bien souvent, on oublie la période de prise de conscience d’un besoin ou d’un désir de changer, qui précède la prise de décision. C’est pourtant l’étape première. Sans elle rien ne se fait. D’où vient le “ déclic ” ? Pour répondre à cette question il nous faut bien situer le contexte et les facteurs qui rentrent en jeu. Nous ne cherchons pas la cause du changement, s’il en existe une, mais le moment de la brisure, de la découverte. Soudain, quelque chose nous permet de réévaluer notre être, ce que nous vivons, et d’en percevoir les potentialités non encore actualisées. C’est le “ dégel ” de Lewin, la sortie du cadre de Watzlawick…

Nous percevons ce différentiel d’énergie, qui nous fait soudain apercevoir “ la montagne ”. Rencontre de soi, de l’Autre, ou d’une réalité différente, nous sommes percutés hors de nos repères habituels. Nous ne savons pas ce que nous voulons, mais nous savons ce que nous ne voulons plus. L’étendue de notre ignorance, ou une partie, surgit faisant apparaître notre façon d’être comme inadéquate ou appauvrie des potentialités non actualisées.

La métaphore de l’effet tunnel nous paraît féconde. Si nous reprenons la séquence de base que nous venons de définir, nous pouvons déjà l’enrichir : l’obstacle, la barrière doit être représentée. La prise de conscience correspondrait alors au moment de lucidité qui nous fait entrevoir une réalité autre tout en nous mettant en face d’une barrière.

conscience

Un enfant qui a envie d’apprendre à faire du vélo va commencer à observer les autres. Il va essayer de les imiter. Puis il va monter sur son premier vélo sans petites roulettes et il va se rendre compte que c’est très différent de ce qu’il avait pu imaginer. Il va éprouver la peur, l’angoisse ou l’insécurité ainsi que la tension vers son rêve : faire du vélo seul comme un grand. Il va progressivement trouver son équilibre. Personne ne peut lui expliquer comment faire, c’est à lui de trouver. Plusieurs tentatives seront nécessaires avant qu’il ne puisse pédaler seul. Il tombe, se relève, recommence. Ces “ échecs ” sont utiles à son apprentissage. Ils lui permettent de sentir dans son corps les points d’équilibre qui lui sont nécessaires. Certains échecs vécus lors d’un apprentissage peuvent marquer un individu. Ils peuvent conduire cet individu à diriger les événements de sa vie dans un sens tant que les conséquences de cet échec n’ont pas été comprises. Pour exemple, l’histoire de ce petit garçon, à qui son père avait promis de réparer les freins de son vélo. Un jour, l’enfant reprend son vélo et appelle son père pour s’assurer qu’il a bien réparé les freins. Il n’entend pas vraiment sa réponse, mais confiant, part à vélo. Il dévale la pente du village, et ne peut freiner. Il finit sa course contre un mur, et reste inanimé. Après un séjour à l’hôpital, l’enfant récupère physiquement. Devenu adulte, il répare des vélos pendant plusieurs années, avant de réaliser le lien entre son travail et son histoire personnelle. Il est devenu depuis assistant réalisateur, ce qui était son véritable désir.

Le processus d’apprentissage ne paraît pas cumulatif mais semble progresser par prises de consciences successives, qui fonctionnent comme des potentialités de passages entre deux niveaux. Une fois un niveau “ actualisé ”, le niveau précédent est “ oublié ”. Un souvenir est souvent un savoir oublié. Il resurgit quand nous en avons besoin. Le mouvement général ressemble alors plutôt à une spirale. Si nous continuons à filer la métaphore, la prise de conscience fonctionne comme un révélateur et également comme un principe de réalité. Elle nous montre ce qui existe ailleurs, autrement, tout en montrant le décalage, la montagne qui sépare le niveau de réalité où on se situe et celui qu’on entrevoit. La prise de conscience fait naître à la fois le désir de changer et la peur du gouffre, de l’obscurité, du trou noir.

Pourtant, la prise de conscience ne suffit pas pour changer. Savoir, ce n’est pas toujours changer. Apprendre c’est aussi vivre selon son rythme. Les chemins de la connaissance sont mystérieux. Un arrêt total est une condition nécessaire du changement. Cet arrêt des fonctionnements antérieurs libère l’espace psychologique nécessaire pour inventer autre chose. “ La non transformation est (en quelque sorte) le fondement indispensable sur lequel toute transformation est rendue possible  ”. Pour illustrer cette halte, prenons l’exemple de l’hexagramme Ken, “ La Montagne ” dans le Yi King. Il représente “ l’immobilisation quand il est temps ”. On est capable d’immobiliser son moi avec ses pensées et ses émotions, mais on n’en est pas encore libéré. Cette disposition intérieure de calme, prépare la place à une autre en instaurant le vide, qui est alors l’hypothétique de tout. Rencontre de soi, rencontre de l’autre qui nous hisse hors de nos repères habituels.
Comment va réagir notre “ quanton ” ? Va-t-il accepter de passer par le tunnel ?

“ La pensée muette semble exister en tant que germe et transition. Peut-être est-ce grâce à elle que l’on franchit le pas décisif vers la connaissance – que se produit le bond définitif vers la nouveauté, l’illumination, la compréhension originelle, qui est anticipation ”.
Karl Jaspers, De la Vérité, 1947.

Cette expérience n’est pas qu’une expérience intellectuelle : elle est vécue pleinement, au niveau émotionnel, spirituel et physique. Elle dure le temps d’un éclair. C’est là que se fait le choix. Celui-ci n’est pas rationnel. Il repose plutôt sur la capacité de la personne à faire confiance et à se laisser aller à son intuition. Ne pas faire obstacle : comment “ faire l’effet tunnel ” sans être dépositaire du résultat ?

Ensuite bien entendu, cette personne aura peut-être besoin de disposer des moyens nécessaires pour apprendre : livres, cahiers, observation, imitation, professeur, ou tout autre véhicule de la connaissance.

Apprendre c’est aussi désapprendre. Désapprendre des certitudes, des jugements, des a priori ou des idées, qui ne sont plus pertinents. L’apprentissage repose à notre sens d’abord sur des personnes. Il est le fruit d’une rencontre. La prise de conscience suit un cheminement complexe, qui fait intervenir l’expérience concrète aussi bien que les capacités intellectuelles d’un individu. Elle n’a rien à voir avec la définition classique de l’intelligence puisqu’elle est révélation. Elle est intelligence du cœur et du corps.

La question qui se pose alors est de savoir pourquoi certains prennent conscience d’une envie de changer et pas d’autres ?

Il n’y a pas de recette miracle. Nous n’avons pas tous les mêmes “ configurations ”. Des poids, des obstacles intérieurs peuvent nous empêcher de mener à bien notre aventure. Toute situation “ juste ”, c’est-à-dire donnant aux individus concernés un surcroît de vie, est celle qui donne le plus de conditions favorables.

Le merveilleux ne se contrôle pas !

Martine Revel

QU’EST-CE QU’APPRENDRE / Martine Tani

Cet article est né de plusieurs rencontres. Elles ont toutes eu en commun de me confronter au sens du verbe “ apprendre ”.   La première, la plus déterminante pour moi, concerne ma rencontre avec Rachel Cohen, thérapeute et conseil en entreprise, et qui a participé à notre cercle de réflexion. Au cours de nos rencontres, j’ai pu faire le constat de mes difficultés à prendre conscience de mes conditionnements, de mes résistances. J’ai compris le sens du mot “ confiance ”. Grâce à la qualité de sa présence et de la relation, j’ai pu accéder à une plus grande ouverture. Je me suis sentie me libérer du poids de mes culpabilités. Le souvenir de ces rencontres continue d’alimenter mes réflexions : certaines parties de cet article en sont le fruit.   La seconde est celle que je vis avec des étudiants au sein d’une école d’ingénieurs en tant qu’enseignante en management et conduite du changement. Lorsqu’ils nous arrivent, ils sont démunis devant la rencontre et le risque à prendre. Ils sont accrochés à une volonté de contrôle qui les précipite vers la recherche de solutions toutes faites.   La troisième rencontre est celle que j’ai faite avec une enseignante en philosophie. Notre partage du sens de la philosophie comme “ porte d’accès ” possible vers le questionnement sur soi et le sens de la vie, nous a amenées à proposer aux étudiants des ateliers en épistémologie. Leurs réactions initiales ont oscillé entre l’allergie, le refus, le blocage :   “ Ca ne sert à rien ” “ On ne fait pas une école d’ingénieurs pour refaire de la philosophie ” “ J’y comprends rien ” “ J’ai autre chose à faire ” Cette expérience a mis en exergue, au niveau des étudiants, leur manque de culture générale, l’absence d’une représentation claire de la signification de leur futur métier d’ingénieur et de celle de leur propre projet de vie. Je l’utilise comme exemple dans cet article. La quatrième rencontre, enfin, est celle que je vis actuellement au sein du cercle de réflexion “ Physique quantique et management ”. Le partage de nos expériences, de nos connaissances, de nos réflexions sur le changement, sur l’apprentissage et sur la conscience m’a incitée à prendre le risque d’écrire cet article.   LE SENS DE L’APPRENTISSAGE :   La résonance de mon expérience personnelle avec ce que vivent les étudiants me conduit à proposer une autre façon de concevoir l’apprentissage à l’école. L’étudiant, en tant que personne vivante, avec ses émotions, ses désirs, est exclu des modes traditionnels d’apprentissage.

Il est urgent de le remettre au centre pour le rendre acteur de sa formation et auteur de sa vie.   J’ai constaté que le conditionnement inconscient généré par le parcours scolaire de nos élèves les conduit plus à être “ capables d’être soumis ” que “ capables d’apprendre ”.   Ce conditionnement s’exprime, par exemple sous la forme de préjugés scientistes qu’ils ont adoptés comme “ les sciences disent vraies parce qu ‘elles disent le réel ”.   Pour eux, la philosophie est un savoir dépassé et inutile. Le caractère incontestable des connaissances transmises et l’exigence de les apprendre les ont progressivement éloignés de leur propre questionnement. Ils sont en exil d’eux mêmes, comme perdus au milieu d’un océan de connaissances, sans carte de navigation personnelle pour choisir leur voyage et leur destination.   Pourquoi se poseraient-ils des questions quand toutes les “ bonnes ” réponses leur sont données ?   Créer les conditions autorisant la prise de conscience de ce conditionnement et l’accès à un nouveau sens de leur présence dans le système demande de casser ces représentations (répondre à ce que le système attend) pour aller vers plus de liberté (ce que je veux devenir).   Pour synthétiser le sens de l’évolution recherchée, je propose le tableau suivant :

tableau

La transmission d’un savoir fonctionne comme un alibi. Il s’agirait de parvenir réellement à ouvrir la voie de l’apprentissage, ce qui se manifesterait alors par l’émergence du désir d’apprendre.

LA VOIE DE L’APPRENTISSAGE :

Grâce à des ruptures, des questionnements et des prises de conscience successives, la personne apprend à devenir l’artisan de sa vie.
Le schéma suivant illustre ce que j’appelle “ LA VOIE DE L’APPRENTISSAGE ” :

1

1 Non-être : référence, Lao Tseu “ Tao Tö King ”, traduction Liou Kia-hway, collection Connaissance de l’Orient, Gallimard

2 l’éveilleur : référence, “ Le livre des transformations – Yi King ”, R. Wilhem, E. Perrot, Librairie de Médicis

PRESENTATION DE NOTRE EXPERIENCE :

… OU …

… comment, ce cheminement, vécu lors d’un enseignement en philosophie des sciences, intitulé “ pourquoi les sciences, pour quoi ? ”, a rendu les étudiants, au départ récalcitrants, intéressés et demandeurs de nouvelles découvertes …

CREER UNE BRISURE :

En proposant d’aborder cet enseignement par des types d’exercices qui font naître le questionnement, provoquent des déstabilisations, favorisent les interactions, les étudiants font le constat qu’ils sont capables de comprendre, d’établir des liens avec leurs expériences quotidiennes. Il ne s’agit plus d’accumuler des connaissances qui ne produisent aucun écho en eux, mais d’être acteur dans cette découverte et auteur de leur formation.
Vivre la philosophie des sciences positivement devient possible. C’est une découverte, un plaisir.

LE TROU NOIR :

C’est l’émergence du doute insupportable :
“ Si on doit remettre en question tout ce qu’on nous dit et tout ce qui nous entoure ? ”
“ C’est trop dur ”, “ C’est angoissant ”.
C’est le passage vers l’acceptation du questionnement sur soi, son vécu qui met en évidence leur conditionnement :
“ A quel point je suis normalisé, utilisé ! ”
C’est l’expérience du désarroi, du conflit intérieur, comme la découverte d’un mensonge qui les aurait maintenus dans l’ignorance.
C’est choisir de mourir à certaines croyances, de s’abandonner à soi-même.
C’est passer du :
“ Je ne sais pas que je ne sais pas ” au “ je sais que je ne sais pas ” pour décider d’aller vers “  je sais que je sais ” et atteindre le “ j’ai oublié que je sais ” selon le sens de l’oubli taoïste.

LA PRISE DE CONSCIENCE :

La personne est dans son expérience, dans l’instant. Elle vit sa capacité à élaborer sa propre pensée, à avoir accès à un autre niveau de représentation grâce à un nouveau questionnement.
“ Et si je m’autorisais à remettre en question ce qui m’est donné pour vrai au niveau de mon expérience d’élève dans les différents enseignements ? ”
“ Ou est la vérité ? ”

L’EMERGENCE DU SENS :

“ Ce que je vis, je le perçois autrement, cela m’appartient. ”
A travers le questionnement induit par les exercices proposés, les étudiants ont , par exemple, intégré que le réel est un construit, propre à chacun et non pas un donné universel.
A chacun sa réalité. A ce moment, émerge pour eux, une représentation nouvelle de leur formation d’ingénieur.
“ Si le sujet construit le réel, alors il a la capacité de définir les conditions de son existence ! ”
Ils perçoivent la nécessité de l’appropriation de la construction de leur parcours et en quoi le système peut y contribuer et non plus l’inverse. Ce retournement est fondamental.

L’ENTRETISSAGE :

Ce que les étudiants apprennent est en lien direct avec ce qu’ils vivent au quotidien.
Petit à petit, l’édifice sur lequel repose leur conditionnement se fissure, s’ écroule en devenant conscient donc visible.
Ce nouvel espace laisse naître en eux la possibilité de devenir l’artisan de leur propre construction, de leur propre conformité.
Le choc initial accepté entre ce qu’ils croyaient, prenaient pour vrai et ce qu’ils vivent comme possible, à travers les choix qu’ils font, crée une ouverture.

Ils apprennent à remettre en cause, à poser des questions. Ils élaborent ainsi, à travers un double mouvement permanent de va et vient entre leurs représentations et leurs pratiques, un entretissage qui leur appartient et leur ressemble . Ils s’approchent de leurs préférences. Ils deviennent capables d’exprimer leurs besoins. Ils mettent en lumière, par eux mêmes, la nécessité d’accéder à certains savoirs, certaines connaissances. Ces derniers sont enrichis par leur expérience. Ainsi construisent-ils progressivement leur identité dans l’exercice de leur futur métier d’ingénieur à travers le sens de leur formation.

L’ACCES A L’AUTONOMIE :

Le respect des rythmes et des besoins de chacun (ce qui nécessite des détours imprévus et des retours en arrière), le partage et la qualité de la relation entre les élèves et avec l’enseignant contribuent à modifier leur représentation de leur présence dans l’école. Leur relation au savoir, la construction de leur projet sont liés à leur choix de positionnement dans le système et à leur capacité nouvelle à se comprendre eux-mêmes.

Devenir acteur de sa formation prend alors un tout autre sens. Cela ne signifie pas uniquement “  être capable d’intégrer des connaissances ” mais aussi et surtout “  être capable d’établir des liens ” entre ce que je suis, ce que je désire et ce que je décide de choisir.
Le rôle de l’enseignant dans la qualité de cet accompagnement est primordial. A travers sa spécialité, il est capable d’accueillir, de “ contenir ” et de proposer une autre relation au savoir. Celle-ci favorise la structuration de la personne plus que l’acquisition de connaissances, détachées de tout lien avec le vécu et l’expérience des élèves. La représentation de sa fonction est alors centrée sur le respect de la personne de l’élève. L’enseignant favorise le questionnement, créant ainsi les conditions d’une intériorisation du savoir pour qu’il fasse sens. Il privilégie l’interaction et propose un travail axé sur ce qui va aider la personne à structurer sa propre pensée.
Il a un rôle de guide et sait être à l’écoute. Il ne juge pas . Il reste en retrait. Il facilite la reformulation, la prise de parole, la synthèse. Il aide à l’intégration, à la compréhension. Il contribue ainsi à mettre en place une nouvelle relation à un nouveau savoir, chez l’élève, qui l’éclaire et résonne avec ce qu’il vit.

Finalement, l’école peut être un lieu propice pour apprendre si elle est conçue pour développer la richesse de l’être et accompagner la personne elle-même vers son futur positif.

Martine Tani

Opus cit. p 72.

Le lecteur trouvera dans Quantique Rudiments de F. Balibar et J.M. Levy-Blond, (1984), les précisions nécessaires.

Il n’existe pas à proprement parler de “ corpuscule ” ni de quanton en physique des particules. Il est impossible de se représenter simplement le phénomène : il s’agit d’une dualité onde/corpuscule. Les particules se présentent suivant le contexte d’observation, tantôt comme des corpuscules, tantôt comme des ondes mais elles ne sont ni l’un ni l’autre.

Lors d’un entretien avec l’auteur en 1995.

Peter Senge, La cinquième discipline. 1991

Extrait du Yi King, Livre II, Ta Tchouan, p 319, Médicis Entrelacs, 1973.

1 Non-être : référence, Lao Tseu “ Tao Tö King ”, traduction Liou Kia-hway, collection Connaissance de l’Orient, Gallimard

2 l’éveilleur : référence, “ Le livre des transformations – Yi King ”, R. Wilhem, E. Perrot, Librairie de Médicis

3 commentaires
  1. Bonjour,
    je suis conteur et actuellement je travaille sur des contes-férences
    et je tente un lien entre les contes merveilleux et l’univers des peintres. Cette démarche me semble très fructueuse et il m’a semblé en vous lisant retrouver des démarches similaires.

    Bonne journée

    Yannick Lefeuvre

    • Bonjour,
      Nous vous remercions pour votre commentaire.
      Voici ce qu’ajoute Mme C. Lacotte:
      « Il semble en effet qu’il y ait des points de convergence, le conte est aussi, entre autres, une façon compacte de transmettre des connaissances complexes. »
      Bien cordialement,
      La Webmestre ,
      Muriel.

  2. Brunella permalien

    Un article très intéressant et bien fourni. Je suis particulièrement en accord avec cet thèse : le rôle de l’enseignant est un rôle de facilitateur (jardinier).

    Un peu moins d’accord avec la partie « l’accès à l’autonomie ». L’autonomie est une liberté conditionnelle qui peut être enlevé à tout moment. Je dirais que l’université devrait être le chemin qui mène de l’autonomie à la liberté de l’étudiant/Homme.

    Permettre aux élèves de déterminer ce qu’ils ont envie d’apprendre (en leur offrant un large panel au départ) et plus globalement de construire leur « stratégie » d’acquisition des connaissances pour leur permettre la construction de leur monde « réel » (cf : « emergence du sens, le réel est un construit propre à chacun et pas une donnée universelle »)

    Bel article Martine

    Valentin

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